Le luxe français face à la crise : “La peur de voyager risque d’impacter durement nos activités”
abrelet
ven 27/11/2020 – 13:00
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ven 27/11/2020 – 13:00
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jeu 26/11/2020 – 09:00
Il y a presque un an, en novembre 2019, le raid du joaillier américain Tiffany par Bernard Arnault était salué comme non seulement la plus forte acquisition du numéro un du luxe à 16 milliards de dollars (14,7 milliards d’euros) mais aussi comme l’opération de l’année qui bousculait tout le secteur et tout particulièrement la joaillerie, en nouvel ordre de bataille. C´était un coup de maître salué par la profession comme par les analystes ; c’était surtout une affaire quasiment conclue.
Mais il y a une saison 2, plus sombre. Ce mercredi 9 septembre, LVMH a fait part de son souhait d’abandonner l’opération. « Après une succession d´évènements de nature à fragiliser l’opération d’acquisition de la société Tiffany & Co, le Conseil d’administration de LVMH (présidé par Bernard Arnault) s’est réuni pour étudier la situation de l´investissement projeté au regard de récents développements », explique d´abord assez laconiquement LVMH en faisant référence à la réunion exceptionnelle du Conseil d’administration qui s’est tenu en matinée le vendredi 4 septembre, au siège d’LVMH, avenue Montaigne.
Ce jour-là, le Conseil a pris connaissance de la demande de Tiffany de repousser le délai limite « de réalisation de l’accord du 24 novembre 2020 au 31 décembre 2020 ». Cette rumeur d’un report couvait mais le cas de figure paraissait un peu aberrant car le joaillier de la 5th Avenue avait déjà usé d’un délai supplémentaire, du 24 août au 24 novembre 2020. Fait plus singulier, le 4 septembre, le Conseil d’administration d’LVMH a aussi pris connaissance d´une lettre du ministre des Affaires étrangères Jean Yves Le Drian qui « en réaction à la menace de taxes sur les produits français formulée par les Etats-Unis, demande au groupe LVMH de différer l’acquisition de Tiffany au-delà du 6 janvier 2021 », précise LVMH.
Cette lettre datée du 31 août 2020 a été transmise à quelques journalistes dans sa traduction anglaise mercredi 9 septembre. Ce le fut, ni par le cabinet de Jean-Yves Le Drian – injoignable ce jour -, ni par LVMH ; mais par le joaillier américain dont le service de communication était en « mode cellule de crise ». Il n’a pas tardé à riposter par la diffusion d´un communiqué très accusateur. Ambiance. La vie financière est parfois nourrie de rebondissements que même un roman de Truman Capote tel Breakfast at Tiffany’s (Diamants sur canapé) n’aurait pas imaginé si nombreux.
Le retournement de l’intrigue a pour toile de fond, la crise de la pandémie de la Covid-19 qui a touchée de plein fouet le trafic aérien, immobilisant les grands voyageurs qui se déplacent et dépensent sans compter, la clientèle du luxe soudainement paralysée. Après l´annonce de l’abandon du projet d’acquisition, c’est Tiffany qui passe à l’offensive. Le Financial Times a révélé mercredi 9 septembre son intention de poursuivre en justice LVMH ; information confirmée par le groupe américain.
Le joaillier Tiffany a été fortement pénalisé par la fermeture de ses magasins dont sa boutique emblématique (9% des ventes). Le 9 juin, il y a quatre mois, le groupe a dévoilé des comptes hautement dégradés au troisième trimestre. Le joaillier a essuyé une perte de 65 millions de dollars, soit – 53 cents par action – et des ventes qui ont chuté de 45% à 556 millions de dollars. Côté LVMH, on assure ne rien avoir prémédité et en être resté à une phase de pré-notification sans mauvaises intentions – ce que conteste Tiffany -, en se conformant à la loi. « LVMH n’est pas en mesure d’acquérir Tiffany. » La nouvelle a été fracassante et le titre de Tiffany a connu une forte chute à Wall Street, – 10%.
Si LVMH a jeté l´éponge, c´est parce qu’il « pas d´autre choix avant la date butoir », c’est du moins ce qu’a assuré, lors d´un entretien mercredi après-midi, Jean- Jacques Guiony, directeur financier du groupe, furieux des accusations portées par Tiffany dans son communiqué du jour. Le directeur financier insiste : LVMH ne pouvait « prendre le risque d´une acquisition repoussée à plusieurs reprises ». Evoquant jusqu’à l´article du contrat (8-1 c), le directeur financier rappelle aussi la nature de cette décision ; « s’en tenir aux termes de l’accord conclu en novembre 2019 », prévoyant une date de clôture limite de l’opération en date du 24 novembre 2020.
Lorsqu´on consulte le communiqué de LVMH et celui du Tiffany, on comprend que le bras de fer entre le groupe français et le joaillier américain est inévitable et surtout que les avocats des deux parties sont déjà sur le pied de guerre. Selon Reuters (juin 2020), LVMH aurait envisagé de négocier un contrat à la baisse au cours des derniers mois. Information que le groupe numéro un du luxe dément catégoriquement.
Jean-Jacques Guiony n´a pas souhaité mercredi 9 septembre commenter davantage la lettre de Jean-Yves le Drian. « Posez-leur la question. » L´insistance pour différer l’opération serait un moyen de peser dans la bataille commerciale entre les Etats-Unis et la France. Mais dans quelle logique, un « no deal », un abandon de l’opération serait-il un bon moyen de pression ?
Chez LVMH, la préoccupation du moment est Tiffany et ses attaques que le groupe français juge « déloyales » car « LVMH n’a jamais tenté de renégocier le prix et les termes de l’acquisition de Tiffany, et le joaillier américain fait preuve de mauvaise foi quand il accuse le groupe de luxe de tarder dans la communication des éléments nécessaires pour obtenir l’aval des autorités européennes de la concurrence », reproche sévèrement le directeur financier.
Sans s’exprimer directement sur la lettre adressé par le ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, le porte-parole du gouvernement, Gabriel Attal, a reconnu : « Nous avons des objectifs que nous souhaitons atteindre, il y a une discussion actuelle avec un certain nombre de partenaires et notamment les Etats Unis.» Il a aussi précisé que « dans un contexte de négociations internationales très importantes avec nos partenaires, le gouvernement français n’est ni naïf ni passif » et annoncé mercredi 9 septembre que Jean-Yves Le Drian aborderait prochainement cette question. La saison 3 du « no deal » Tiffany est certainement promise à une dimension plus politique.
Au premier semestre, le résultat opérationnel du sellier s’est replié à 535 millions d’euros, contre près du double (1,14 milliard d’euros en 2019). Sur le seul deuxième trimestre, les ventes ont chuté de 42% mais le groupe se réjouit d’une “amélioration progressive” et d’un rebond de ses ventes en Chine.
« Cette crise sans précédent (…) que nous traversons encore, nous permet d’éprouver la solidité de notre modèle d’entreprise. La fidélité de notre clientèle, la désirabilité de nos collections, l’agilité de notre réseau omnicanal et l’indépendance du groupe sont les piliers qui nous rendent confiants dans l’avenir et qui soutiennent notre reprise d’activité », a rassuré Axel Dumas, gérant de Hermès confiant dans le modèle du sellier pour traverser la crise liée à l’épidémie du Covid-19.
Privé du levier touristique dans l’essentiel de ses marchés, tout le secteur du luxe souffre davantage que lors de crises précédentes (Guerre du Golfe, 11 septembre 2001, crise financière de 2008…). Le groupe Hermès qui a fait son entrée au CAC40 en juin 2018, a publié jeudi 30 juillet des résultats en baisse au premier semestre. Le bénéfice net du sellier s’est établi à 335 millions d’euros, contre 754 millions d’euros un an plus tôt.
Le résultat opérationnel courant (ROC) s’est replié à 535 millions d’euros au premier semestre, contre 1,14 milliard d’euros au premier semestre 2019. Il fait ressortir une marge opérationnelle de 21,5% contre 34,8% l’an passé.
Le chiffre d’affaires d’Hermès a reculé de 25% à taux de change et périmètre constants, à 2,49 milliards d’euros. Sur le seul deuxième trimestre, les ventes ont chuté de 42% en données organiques, en raison de la fermeture de la plupart des magasins « durant la première moitié du trimestre », précise-t-on.
Au premier semestre 2020, toutes les zones géographiques ont été touchées. L’impact de la crise sanitaire (avec l’arrêt des flux touristiques, les fermetures de magasins…) a été considérable aux Etats-Unis (-42 %). La reprise y est progressive depuis seulement la fin juin, avec la fermeture totale des magasins pendant plus de 10 semaines. L’Europe est aussi au pas, notamment en France (-38%) avec Paris fortement impactée en raison de l’absence des touristes étrangers notamment asiatiques, les plus consommateurs de luxe.
En Asie, l’activité (-9 %) subi le recul des ventes à Hong Kong mais l’ensemble des magasins a pu rouvrir en Chine continentale dès mars et « l’activité est en forte croissance », souligne le groupe. Au Japon, la chute est plus rude (-23 %) mais la reprise est dynamique avec de fortes ventes « sur la nouvelle plateforme hermes.jp. ». Pour un changement d’allure chez Hermès comme pour d’autres acteurs du luxe, les bonnes nouvelles viendront d’abord de l’Asie.
Guerre en Irak, crise financière de 2008, 11 septembre 2001… Par temps de crise, le luxe s’est illustré pendant des décennies comme un marché cyclique capable de surréagir mais surtout fort d’une capacité de rebond exceptionnel. La force d’un secteur nourrie de savoir-faire mais aussi historiquement mondialisé. Par temps de pandémie ayant conduit au gel sans précédent des flux touristiques, l’électrochoc est inédit. La crise du Covid-19 a frappé de plein fouet le secteur du luxe.
La publication des résultats est un moment de vérité sur l’impact de la pandémie qui laisse aussi entrevoir les conséquences à venir. Le numéro un du luxe qui a la confiance des analystes sur sa capacité de résistance et profite d’un excellente trésorerie, a connu au premier semestre 2020 des ventes de 18,4 milliards d’euros, en net recul : -27% (-28% à périmètre et devises comparables).
L’arrêt des déplacements internationaux, notamment de ses clientèles de prédilection que sont les Asiatiques et les Américains, la fermeture des boutiques et des centres de production un peu partout dans le monde, a eu des conséquences désastreuses sur l’activité du groupe de Bernard Arnault qui s’est illustré ces derniers mois comme un géant de la solidarité pour enrayer l’épidémie de Covid-19.
Au second semestre, les ventes sont à la peine, enregistrant un recul de 38% à périmètre et devises comparables. C’est sans précédent avec selon le communiqué du groupe des « ventes en baisse sensible aux Etats-Unis – premier pays touché par le virus – et en Europe » sur cette période. Même si le rebond en Chine est « fort » pour LVMH et que « des signes encourageants de reprise » sont observés depuis juin, le choc Covid-19 est historique.
LVMH, propriétaire de plus de 70 maisons, présente un résultat opérationnel courant au premier semestre 2020 qui s’établit à 1 671 millions d’euros et fait ressortir une marge opérationnelle courante de 9 %. Le résultat net part du Groupe s’élève pour sa part à 522 millions d’euros.
Les rentabilités de Louis Vuitton (37% du chiffre d’affaires du groupe), Christian Dior et Moët Hennessy se maintiennent à un niveau élevé, assure le groupe sans communiquer davantage de données chiffrées. « Nos Maisons ont témoigné d’une agilité remarquable pour mettre en place des mesures d’adaptation de leurs coûts et accélérer le développement des ventes en ligne. Tandis que des signes vigoureux de reprise de l’activité se font sentir depuis le mois de juin, nous restons très vigilants pour le reste de l’année (…) Grâce à la puissance de ses marques et à la réactivité de son organisation, nous sommes convaincus que LVMH est en excellente position pour profiter de la reprise qui, nous l’espérons, se confirmera au second semestre, et pour renforcer en 2020 son avance sur le marché mondial du luxe », a déclaré Bernard Arnault.
La bonne résistance de LVMH s’inscrit dans le succès et les résultats de ses plus grandes marques. Pilier du groupe avec son fleuron Louis Vuitton, l’activité Mode et Maroquinerie a enregistré un recul de 24% de ses ventes au premier semestre 2020. Louis Vuitton se distingue par une « rentabilité à un niveau exceptionnel », assure-t-on avec satisfaction. Christian Dior qui vient coup sur coup, de présenter son défilé croisière 2021 à Lecce dans les Pouilles (Italie) – quasiment à huis-clos -, et d’ouvrir une impressionnante nouvelle boutique rue Saint-Honoré à Paris, apparaît aussi comme une des « marques stars à la résilience remarquable », souligne un proche collaborateur de Bernard Arnault au siège de LVMH. On évoque même des performances tout à fait exceptionnelles pour Dior, maison très observée pour ses collections femme ainsi que ses collections homme… un des très bons élèves donc.
En outre, le numéro un du luxe voit dans la mode et maroquinerie des signes encourageants qui dépassent la reprise cruciale en Chine, constatant notamment « une amélioration en Europe depuis mai » dans cette activité. Mais le groupe insiste aussi dans la solidité de son modèle économique, à travers une rigueur de gestion ayant « permis de limiter la baisse du résultat opérationnel courant à 46% ».
L’activité Vins &spiritueux a vu ses ventes reculer de 23% (à périmètre et devises comparables). La baisse des volumes est « sensible » au second trimestre, notamment pour l’activité Champagne. Les bonnes nouvelles viennent encore de la Chine, avec « une reprise encourageante » sur place pour ce pôle. Dans le secteur de la beauté, parfums et cosmétiques (-29%) la prime va aussi aux marques stars (Christian Dior, Guerlain…) et à l’innovation.
Le pôle Montres et joaillerie est en revanche fortement ébranlé, avec des ventes en recul de 39%. Enfin, dans la distribution sélective, Sephora qui a été contrainte de fermer la quasi-totalité de ses boutiques dans le monde pendant près de deux mois, connait déjà le rebond : dynamique et innovant, le groupe a gagné des parts de marché dans plusieurs de « ses principaux pays » a indiqué LVMH. Donc aux Etats-Unis et en Chine ? LVMH groupe ne le précise pas.
« Les signes de reprise sont assez vigoureux », avait déjà indiqué lors de l’Assemblée générale le 30 juin, Bernard Arnault. Pour le secteur, le levier touristique changera ou pas, les perspectives et le bilan d’une année 2020, peu promise économiquement, au « millésime ».